Terrorisme, restrictions et non-divulgation de la preuve : la Grande-Bretagne, un cas particulier
par Morgane Laloum (Université de Montréal)
Le gouvernement britannique a créé et employé plusieurs pouvoirs de l’exécutif comme alternative aux poursuites judiciaires. Ces pouvoirs sont justifiés par l’état d’urgence, la sécurité des citoyens et la sécurité nationale. Ils sont apparus en réaction aux attentats du 11 septembre 2001. Ceux-ci ont en effet bouleversé les politiques de sécurité à travers le monde. Dans cette optique, la Grande-Bretagne a vu défiler trois types de régimes préventifs utilisés contre des personnes impliquées dans des activités terroristes. Ces trois méthodes sont les suivantes : les détentions sans jugement, mises en place de 2001 à 2005, les « control orders » de 2005 à 2011 et finalement les restrictions du Terrorism Prevention and Investigation Measures Act 2011 (ci-après TPIM), qui sont encore en vigueur à l’heure actuelle.
Ces trois mesures comportent des caractéristiques similaires qui se répètent au fil des années. Premièrement, elles concernent des individus qui s’engagent dans des activités terroristes, mais qui ne peuvent être poursuivis par le système de justice traditionnel. Deuxièmement, elles sont imposées sur le jugement du pouvoir exécutif. Enfin, ces mesures excluent que le suspect ait accès à la divulgation de la preuve et des procédures. Le suspect est ainsi représenté par un avocat du gouvernement, qui peut avoir accès à la preuve, mais qui ne peut la communiquer à son client.
Il est important comme préambule d’expliquer pourquoi un procès traditionnel est impossible pour les suspects touchés par ces trois mesures. La preuve est faite par des moyens irrecevables en cour et ne peut être divulguée. Plus précisément, la preuve est fournie par des agences de renseignements, par un autre État ou est tout simplement insuffisante. Cette particularité est donc contradictoire avec le principe fondamental du procès criminel, qui exige la divulgation de la preuve.
Au cours de ce billet, nous analyserons l’historique et l’évolution des mesures en matière de restrictions. Nous nous pencherons ensuite sur les emprisonnements sans procès, puis sur les « control orders ». Enfin, nous examinerons le régime en vigueur actuellement en Grande-Bretagne; le TPIM. A l’intérieur de chacun des volets ci-dessus mentionnés, nous présenterons le contexte d’adoption de ces mesures exceptionnelles, les caractéristiques de celles-ci et nous nous permettrons de faire quelques observations. Enfin, nous conclurons en proposant des pistes afin d’améliorer le régime du TPIM.
Les détentions sans jugements, l’avènement
Les détentions sans jugement sont créées pour répondre aux attentats terroristes du 11 septembre 2001. Elles sont enchâssées dans l’article 23 du Anti-terrorism, Crime and Security Act 2001 (ci-après ACTSA). Ce dernier fut instauré, deux mois après les attaques, par David Blunkett, « Principal Secretary of State for the Home Department » de l’époque. Ces incarcérations ont été en vigueur de 2001 à 2005. Il est nécessaire de préciser qu’aucun autre État européen n’a répondu aux attaques du 11 septembre par des dispositions similaires. Celles-ci ont été adoptées afin d’assurer la sécurité du public.
La détention sans jugement s’applique seulement aux étrangers, suspectés de terrorisme, qui ne peuvent être déportés. La déportation est impossible compte tenu de la présence de déni flagrant de justice dans l’État en question. À ce propos, le risque de torture en est un exemple. Les déportations dans cette situation sont interdites en vertu de la Convention européenne des droits de l’Homme (ci-après CEDH). Les détentions sans charges sont alors, selon le gouvernement britannique, la seule option possible.
Cette méthode nécessite la dérogation prévue à l’article 15 de la CEDH. Cette disposition législative permet aux pays signataires d’enfreindre les droits garantis par la convention en situation d’urgence. Cette réserve est utilisée pour contrevenir à l’article 5, de la CEDH, qui sanctionne le droit à la liberté et à la sûreté. Ceci démontre qu’en état d’urgence, le pouvoir judiciaire s’éclipse pour laisser place aux prérogatives du pouvoir exécutif.
Les emprisonnements sans procès sont une menace pour la société libre. Sur ce point, le non-respect de l’article 5(4) de la CEDH qui consacre le droit à un recours devant un tribunal pour statuer sur la légalité de sa détention, est un aperçu de menace.
Les Lords avancent également que cette méthode est discriminatoire puisqu’elle utilise la nationalité comme critère d’application. Cette méthode viole donc l’article 5, mais aussi l’article 14, qui traite des caractéristiques de non-discrimination de la CEDH. Les incarcérations ne jouent pas uniquement sur le plan de la discrimination, mais également sur le plan de la proportionnalité.
Il est nécessaire de se demander si l’état d’urgence justifie l’utilisation des détentions de prisonniers sans jugements? Selon les Lords, ces mesures ne sont pas nécessaires et elles sont totalement disproportionnées. Il est injustifié que des détentions courtes soient adoptées pour des suspects de terrorisme ayant la citoyenneté britannique, alors que le gouvernement recourt à des détentions plus longues pour les étrangers.
Les control orders : restrictions illimitées et liberté
De 2003 à 2004, le « Joint Select Committee on Human Rights », et le « Newton Committee of Privy Counsellors » établis sous le ACTSA ont demandé l’abolition des détentions sans jugements. Ils exigent le retrait de la dérogation de l’article 15 CEDH, ce moyen est condamné, puisqu’il est discriminatoire.
La détention sans charges est critiquée acerbement puisqu’elle contrevient également au Human Rights Act de 1998. Ce dernier, s’appuie sur la CEDH et il garantit aux justiciables, le droit à un procès équitable effectué dans le respect et la dignité. Cette loi s’applique à toute personne résidant en Grande-Bretagne sans distinction de sa nationalité.
La Chambre des communes, le 26 janvier 2005, conclue que l’article 23 du ATCSA, est incompatible avec la CEDH. De ce fait, et afin de répondre aux lacunes de ce régime, l’exécutif profite d’un changement de gouvernement, afin de modifier la législation en matière de terrorisme. Le Prevention Terrorism Act 2005 (ci-après PTA) est donc adopté et il instaure les « control orders ».
Lorsque Charles Clarke succède à David Blunkett comme « Principal Secretary of State for the Home Department », il ne peut ignorer la déclaration d’incompatibilité des emprisonnements sans procès du ATCSA et de la CEDH. Ignorer ces incompatibilités aurait en effet augmenté le risque de critique de la Cour européenne des droits de l’homme. Après des débats parlementaires controversés, le gouvernement implante donc les « control orders » ; un outil alternatif, qui peut être utilisé autant pour un citoyen britannique que pour un étranger. Ce dispositif augmente considérablement les pouvoirs de l’exécutif face aux citoyens britanniques. Ils sont enchâssés dans le PTA, qui abroge les sections 21 à 23 du ATCSA, le 14 mars 2005. L’objectif est la protection et la sécurité des Britanniques ainsi que la protection des sources lors de procès.
Ce dispositif prévoit des restrictions illimitées tel que: les couvre-feux, les limitations sur les associations, les communications, les relocalisations, l’obligation de rester à un certain endroit, et le port d’un bracelet de surveillance électronique. Cette méthode de restriction est différente du régime instauré entre 2001 et 2005, car le système n’a plus recours aux emprisonnements.
Il existe deux sortes de « control orders ». La première catégorie nécessite la clause dérogatoire de l’article 15 de la CEDH, afin de déroger à l’article 5 de la CEDH. Pour cette première catégorie, l’autorisation de dérogation doit être approuvée à la fois par les deux chambres du Parlement. Il est évident que le contrôle judiciaire est plus important, pour cette catégorie. Ceci est dû, en majorité, au degré de restrictions envisagées pour le suspect.
Pour ce qui est de la seconde catégorie, il est nécessaire que les restrictions ne violent pas les libertés, accordées aux suspects, tel que stipulées à l’article 5 de la CEDH. Le « Home Secretary » doit, avant d’appliquer ou de mettre en place un « control order », consulter le chef de police pertinent afin de vérifier s’il existe suffisamment de preuves pour une poursuite au criminel. La prochaine étape de cet exercice consiste à atteindre le seuil essentiel au fardeau de preuve « le Home Secretary » doit avoir des motifs raisonnables de suspecter. Ensuite, cet organe gouvernemental doit soumettre sa demande de « control order » à la « High Court of Justice ». Cette audience se déroule sans le suspect qui, de manière générale, n’est pas informé de cette application. La Cour ne peut refuser la demande que si l’article 5 de la CEDH est violé. Si la requête est acceptée, la Cour organise une audition concernant le « control order » pour le suspect et son avocat. Si le suspect peut se défendre, il n’a toutefois pas accès au matériel formant la preuve. Si la preuve est acceptée le « control order » prend effet et sera renouvelable de façon annuelle.
Cette méthode, même si elle est plus judiciarisée que son ancêtre, fixe des restrictions très intrusives et controversées. Cette procédure défavorise ainsi le système de justice en faveur de la suspicion, des services de sécurité et des huit clos. Le fait de tenir quelqu’un pour suspect et de pouvoir le condamner à un « control order » sans procès, est à la limite des valeurs acceptables.
L’étendue des pouvoirs du « Home Secretary » pose ainsi un autre problème. La liste des restrictions étant illimitée, on octroie un pouvoir sans bornes à l’exécutif, qui peut mettre en place des mesures violant les droits fondamentaux. Prenons par exemple l’imposition de couvre-feux d’une durée de dix-huit heures. Ce couvre-feu est débattu dans l’affaire Secretary of State for the Home Departement v. JJ and others, en 2007. La « High Court of Justice » juge que cette affaire brime le droit à la liberté protégé par le Human Rights Act. Enfin, citons pour compléter, l’affaire Secretary of State for the Home Departement v. AP. Dans ce dossier, la Cour suprême doit se prononcer sur la relocalisation d’AP, en dehors de Londres, loin de sa famille. La Cour statue que l’isolement social imposé au demandeur constitue une privation de liberté.
Le TPIM, une nouveauté? Non une continuité
Le Terrorism Prevention and Investigation Measures Act 2011 (TPIM), abolit les « control orders » et donne de nouveaux pouvoirs préventifs au « Home Secretary ». Ce changement est effectué par le nouveau gouvernement de coalition qui souhaite libéraliser certains aspects des lois anti-terroristes. Le pouvoir exécutif, selon ses dires, accomplit ce changement de façon courageuse et volontaire. Néanmoins, ce n’est pas la réalité. Le gouvernement a été contraint de modifier le régime des « control orders » dues aux différentes décisions du système judiciaire. Le changement est donc fondé sur la reconnaissance de réalités légales, préexistantes au TPIM. Malheureusement, cette transformation est simplement la substitution d’une mesure du pouvoir exécutif par une autre.
Le TPIM reprend plusieurs des caractéristiques des « control orders ». Toutefois, ce mécanisme est plus faible que celui qui le précède. Désormais, les restrictions autorisées sont écrites dans une liste fermée. La durée de ces mesures fait cependant partie des nouveautés du TPIM ; celle-ci est désormais de deux ans. De plus, afin de pouvoir imposer d’autres restrictions à la fin de ce délai, il est nécessaire que le « Home Secretary » ait des motifs raisonnables de croire que l’individu est impliqué dans de nouvelles activités terroristes. Le seuil du fardeau de preuve est quant à lui, plus contraignant que celui des « control orders ». Enfin, tout comme son ancêtre, l’approbation de la « High Court of Justice » pour l’instauration des limitations est encore obligatoire.
Les restrictions du TPIM ne sont pas réellement une avancée vers les libertés civiles. Ce régime s’inscrit dans la continuité des « control orders » et il est possible de qualifier le TPIM de version « allégée » des mesures du ATCSA. Un exemple qui permet d’illustrer ce phénomène est la modification du couvre-feu par l’obligation de demeurer chez soi durant la nuit.
De plus, une lacune en matière d’équité mérite d’être soulignée. L’article 6 de la CEDH consacre le principe de l’équité du procès. De ceci découle une obligation de recourir à la Cour, même si le procès en soi, ne met pas en question une accusation d’ordre criminelle. Ce devoir n’est toutefois pas respecté avec le TPIM, car si les suspects ont effectivement le droit à une audience, la preuve, quant à elle, ne peut leur être communiquée. Cette situation rend donc leur défense extrêmement difficile. Parallèlement, la méthode de construction de la preuve joue elle aussi un rôle dans l’iniquité du TPIM. En effet, la preuve, assemblée telle une courtepointe, ne devient significative qu’après un exercice d’interprétation. Il devient donc évident que la non-communication brime l’équité du procès, et ce, même si l’exécutif britannique affirme le contraire.
Le seuil légal pour demander des restrictions avec le TPIM est le motif raisonnable de croire que le suspect entretient des activités terroristes. Ce filet juridique, certes plus rigoureux que celui des « control orders », demeure encore, avec le TPIM, trop permissif. Par conséquent, d’innocentes personnes sont accusées à tort, et le TPIM va ainsi à l’encontre de la mission de la justice : la condamnation des criminels, mais aussi et encore la protection des innocents.
En dernier lieu, le nouveau délai prescrit et ses caractéristiques affaiblissent également le but premier de ce régime; la protection du public. En effet, l’instauration d’un délai de deux ans imposé aux restrictions pose problème pour la sécurité du peuple. Ainsi, de nouvelles mesures ne peuvent être dictées qu’après cette période imposée de deux années. Pour ce faire, il faut également avoir des motifs raisonnables de croire que le suspect s’est enrôlé dans des activités terroristes après l’imposition des restrictions du TPIM. Il faut donc une nouvelle implication du suspect. Le fait que la personne puisse encore être un danger pour le public ne peut être pris en considération.
Une alternative?
Nous avons survolé les trois régimes qui se sont succédé de 2001 jusqu’à ce jour. En d’autres termes, nous avons analysé les détentions sans procès, considérées comme discriminatoires, puis les control orders; un moyen fortement restreint par des décisions judiciaires et le TPIM une méthode qui se veut en théorie nouvelle, mais qui, dans les faits, ressemble fortement à son prédécesseur.
Au cours de cet article nous avons mis en lumière les lacunes de chaque mesure. En guise de conclusion, nous proposerons une solution de modification du droit anglais qui pourrait éventuellement, avoir un impact sur le TPIM. Nous allons démontrer à la fois ses avantages et ses inconvénients.
La solution choisie pourrait être de changer le fardeau de preuve actuel pour les procès criminels en matière de participation à des activités terroristes. Il faudrait passer du seuil hors de tout doute raisonnable à celui de la balance des probabilités. De ce fait, l’utilisation du TPIM, ne serait plus pertinente et le suspect pourrait avoir droit à un procès équitable. Cependant, cette idée est utopique et sa mise en œuvre serait difficilement possible. La lacune majeure de cette proposition demeure dans la création d’une catégorie d’offense criminelle ayant un fardeau de preuve différent des autres offenses. Cette situation pourrait créer un précédent dangereux et mener au changement du seuil pour d’autres infractions.
Il serait intéressant dans un prochain article de chercher des alternatives au TPIM, en examinant ce que d’autres États, ayant un système de common law (Canada et États-Unis), instaurent comme mesures anti-terroristes.
Citation : Morgane Laloum, « Terrorisme, restrictions et non-divulgation de la preuve : la Grande-Bretagne, un cas particulier », Document de travail n°4, OSN, 2016.
Ce contenu a été mis à jour le 7 février 2017 à 13 h 00 min.
Commentaires
1 commentaires pour “Terrorisme, restrictions et non-divulgation de la preuve : la Grande-Bretagne, un cas particulier”
Adriana Sotelo-Castellon
12 octobre 2016 à 12 h 47 minTout d’abord, en lisant ce billet, je n’ai pu m’empêcher de constater que les mesures législatives prises par le Parlement britannique ont fait l’objet de limitations de 2001 à 2011 dû notamment à l’adhésion du Royaume-Uni à la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). La crainte de critiques de la part de la Cour européenne des droits de l’homme ou de recours devant celle-ci aurait eu pour effet de tamiser les dispositions du Anti-terrorism, Crime and Security Act de 2001 pour en arriver avec les dispositions allégées du Terrorism Prevention and Investigation Measures Act de 2011 : notons que l’individu suspecté de terrorisme ne bénéficie toujours pas de l’équité procédurale ni de son droit à la liberté ou encore au respect de sa vie privée. Précisions que le Royaume-Uni est contraint par la CEDH au moyen du Humans rights act de 1998 qui transpose la convention en droit interne britannique. Ensuite, depuis l’écriture de ce billet, la situation britannique au sein des institutions européennes a pris un tournant. En effet, les britanniques ont voté pour la sortie de leur pays de l’Union européenne. Dans sa campagne, l’ancien Premier Ministre misait aussi sur l’abrogation du Humans rights act pour soustraire le Royaume-Uni à la juridiction de Strasbourg. Dans l’éventualité où le Royaume-Uni ne serait plus soumis à une juridiction supranationale, il faudrait craindre, selon moi, pour les libertés fondamentales des Britanniques et des étrangers en sol britannique. Même si des principes constitutionnels comme l’Habeas Corpus s’imposent aux juridictions et institutions britanniques, le principe de souveraineté du Parlement de Londres fait en sorte que ce dernier peut adopter et imposer des lois brimant et limitant la liberté et l’équité devant les tribunaux pour ses citoyens et les étrangers, notamment dans un contexte de mesures anti-terroristes visant la sécurité nationale.
Adriana Sotelo-Castellon